Les maîtres de la forêt _ Contes des Indiens d’Amérique du Sud_

LES MAITRES DE LA FORÊT

Conte des Indiens d’Amérique du Sud

 

Illustrations : Maguelone DUMY

C’était avant. Quand la montagne était jeune – toute petite. Quand la mer était jeune – toute petite. Quand le fleuve Amazone était jeune – pas plus gros qu’un ruisseau. Il y a longtemps.

Alors la forêt couvrait toute la terre. Là où la montagne a poussé, il y avait la forêt. Là où la mer est venue, il y avait la forêt. Partout il y avait la forêt.

Dans la forêt il y avait des bêtes. Il n’y avait pas d’hommes alors. Il y avait seulement la forêt avec des bêtes dedans, c’est tout. Le reste, c’est venu après, plus tard.

Il y avait toutes sortes de bêtes dans la forêt. Des grandes et des petites. Des puissantes et des faibles. Des méchantes et des gentilles. Toutes sortes de bêtes. Les bêtes grandes et méchantes faisaient des misères aux autres. Les autres n’osaient rien dire, elles avaient peur.

Les bêtes grandes et méchantes ont dit :
– Nous sommes les maîtres de la forêt. Tout le monde doit nous obéir. Ça nous ennuie de faire la chasse. Ça nous fatigue. A partir de maintenant, les bêtes que nous mangeons viendront nous trouver toutes seules, de leur propre volonté. Une bête de chaque espèce à chaque repas. C’est un ordre.

Qui a dit ça? Le puma a dit ça, et le caïman, et le grand boa. Le serpent crotale a dit ça aussi – il n’est pas grand, mais c’est le plus méchant de tous.

Les petites bêtes faibles et douces n’étaient pas très heureuses avant ça – les grandes bêtes méchantes leur faisaient beaucoup de misères. Mais, au moins, les petites bêtes faibles pouvaient s’enfuir et se cacher quand une grande bête les poursuivait. Maintenant, elles n’avaient même plus le droit de faire ça. Les petites bêtes n’étaient plus heureuses du tout, elles étaient devenues malheureuses tout à fait. Tellement malheureuses qu’elles ont oublié d’avoir peur. Elles ont dit :
– Les grandes bêtes méchantes se disent les maîtres de la forêt. De quel droit? Elles nous obligent d’aller de nous même à la mort. De quel droit? Ce n’est pas juste.

Qui a dit ça? La souris a dit ça et le lièvre, et l’iguane, et le singe, et le petit cochon-pécari, et le tatou. Le tapir a dit ça aussi – il est gros, mais il est très doux et timide.

Les grandes bêtes méchantes ont dit :
– Ce n’est pas la peine de discuter. Vous devez obéir. Juste ou non, c’est comme ça. C’est comme ça parce que nous sommes les maîtres de la forêt. Nous sommes les maîtres de la forêt, parce que nous sommes les plus forts. Un point, c’est tout.

Les bêtes petites et douces ont dit :
– Il faut empêcher ces grandes bêtes féroces d’être les maîtres de la forêt. Il faut faire quelque chose… Mais elles ne savaient pas quoi.

La chauve-souris est intelligente. Elle a dit :
– Si l’un d’entre nous avait plus de force que ces grandes bêtes méchantes, c’est lui qui deviendrait le maître de la forêt. Et il nous laisserait tranquilles.

Les autres petites bêtes ont dit :
– Excellente idée. Le tapir est le plus grand de nous tous. Il va lutter avec les grandes bêtes. Il va les vaincre. Il deviendra le maître de la forêt. Comme ça, nous serons tranquilles.

Le tapir est grand et gros, mais il est très timide. Il a dit :
– Je n’ose pas. Les grandes bêtes vont me manger. J’ai peur.

La chauve-souris est intelligente. Elle a dit :
– Il ne faut pas choisir le plus grand, il faut choisir le plus courageux de nous tous. Qui est courageux? Qui veut aller mesurer sa force à la force des grandes bêtes méchantes?

Le tatou a dit : « Pas moi! » Le singe aussi. Et l’iguane, et la tortue, et le cochon-pécari. Ils ont tous dit : « Pas moi! » Ils avaient peur.

Alors la fourmi est venue. Elle a dit :
– Je veux bien aller lutter avec les grandes bêtes méchantes. Je n’ai pas peur.

Tout le monde a ri – la fourmi est tellement petite! La fourmi a dit :
– Ne riez pas. Moi, toute seule, bien sûr, je ne peux rien contre ces grandes bêtes méchantes. Mais le peuple des fourmis, tout entier, peut les vaincre. Je n’ai pas peur.

La fourmi est allée chez les grandes bêtes féroces. Elle a dit :
– Vous croyez que vous êtes les maîtres de la forêt. Vous croyez que vous êtes les plus forts. Ce n’est pas vrai. Le peuple des fourmis a plus de force que vous tous.

Les grandes bêtes ont ri – la fourmi est tellement, tellement petite! La fourmi a dit :
– Ce n’est pas la peine de rire. Mesurons plutôt nos forces. Toi, le caïman, montre-nous ta force.

Le caïman était couché au bord d’un ruisseau. Ce ruisseau, c’était le fleuve Amazone, mais il était encore tout petit. Le caïman a ouvert son énorme gueule. Il a refermé ses énormes mâchoires sur le tronc d’un arbre. Un arbre très grand, très gros. D’un seul coup de dents le caïman a brisé l’arbre. L’arbre est tombé. Le caïman a dit :
– Voici ma force. Que la fourmi nous montre la sienne.

La fourmi a dit :
– Je vais le faire.

Elle a appelé ses compagnes. Les fourmis sont venues. Toutes les fourmis de la forêt, tout le peuple des fourmis. Il y en avait beaucoup. Encore plus que ça. Les fourmis ont rongé les arbres. Chaque fourmi n’a enlevé qu’un tout petit morceau, pas plus gros qu’un grain de poussière. Mais les fourmis étaient nombreuses. Elles ont rongé les arbres, les arbres sont tombés. Dix arbres, cent, mille… Ça a fait une grande trouée dans la forêt. Une très grande trouée. La fourmi a dit :
– Le peuple des fourmis a plus de force que le caïman. Toi, le boa, montre-nous ta force aussi.

Le boa était accroché à une liane. Une liane très grande, très grosse. Le boa a serré ses énormes anneaux, il a fait craquer la liane. Il a cassé la liane en tout petits morceaux. Le boa a dit :
– Vous avez vu ma force. Que la fourmi en fasse autant.

La fourmi a dit :
– Voilà, tout de suite.

Elle a fait signe à ses compagnes. Les fourmis se sont jetées sur les arbres qu’elles avaient abattu. Chaque fourmi n’a enlevé qu’un tout petit morceau de bois, pas plus gros qu’une brindille. Mais les fourmis étaient nombreuses. Elles ont réduit les arbres abattus en poussière, elles les ont fait disparaître complètement. Ça a fait un grand espace vide dans la forêt. Jamais on n’avait vu un aussi grand espace vide avant. La fourmi a dit :
– Le peuple des fourmis a plus de force que le boa. Voyons la force du puma maintenant.

Le puma était couché sur le sol couvert de mousses. Il a levé son énorme patte, il a labouré la terre de ses énormes griffes. D’un seul coup de patte le puma a creusé un grand trou dans la terre. Un trou très large, très profond. Le puma a dit :
– J’ai montré ma force. Que va faire la fourmi, maintenant?

La fourmi a dit :
– Vous allez voir.

Elle a fait signe à ses compagnes. Aussitôt chaque fourmi a pris un peu de terre et elle est allée la déposer plus loin. Chaque fourmi n’a pris qu’une toute petite parcelle de terre, pas plus grosse qu’un grain de sable. Mais il y avait beaucoup de fourmis. Elles ont creusé la terre. Ca a fait un grand trou dans la terre. Un trou plus grand que tous les trous qui existaient avant ça. Et à côté, là où les fourmis ont déposé la terre enlevée, ça a fait une montagne. Une montagne plus haute que toutes les montagnes qu’il y avait avant ça. La fourmi a dit :
– Le peuple des fourmis a plus de force que le puma. Il a plus de force que toutes les grandes bêtes féroces. Il est le véritable maître de la forêt.

Les grandes bêtes sont féroces, mais elles sont aussi très lâches. Elles ont eu peur. Elles ont dit :
– Le peuple des fourmis est le maître de la forêt! Que daigne-t-il ordonner à ses esclaves obéissants?

Qui a dit ça? Le caïman a dit ça, et le boa, et le puma. Le serpent crotale a dit ça aussi – il est le plus méchant de tous, mais c’est aussi le plus lâche. Les fourmis ont dit :
– Notre force est plus grande que la vôtre et vous le savez maintenant. C’est bien. Laissez tranquilles les petites bêtes sans défense. A part ça, vivez comme vous voulez.

Les fourmis sont parties. Les grandes bêtes méchantes sont parties aussi. Tout le monde est allé à ses affaires. Mais il est resté au milieu de la forêt le grand espace vide, et aussi le trou creusé par les fourmis. Et, encore, la montagne que les fourmis avaient faite.

Peu à peu, l’eau du ruisseau a coulé dans le trou. Peu à peu, l’eau a rempli le trou. Ça a fait le lit du fleuve Amazone. Ça a fait le fleuve Amazone et aussi la mer – le trou était très grand.

Et là où les fourmis avaient déposé la terre enlevée du trou, ça a fait la Cordillère des Andes.

C’est comme ça que c’est arrivé. Comme ça et pas autrement.

FIN

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *